La vipère est une émanation de la Terre Mère ou Grande Déesse, divinité chtonienne déjà présente dans les tribus préhistoriques. On a trouvé dans la grotte de Lortet (Hautes-Pyrénées) une vipère gravée dans une plaquette en bois de renne vieille de 15000 ans.
Serpent de Lortet. Période magdalénienne.
A l’époque gauloise, cette entité est encore très présente et on la retrouve notamment en effigie sur les monnaies des Lingons. Ce peuple celte y ajouta des éléments répétés trois fois : queue trifide, trois épines dorsales, trois épines ventrales, pour accentuer son caractère sacré.
Denier des Lingons. Sous le cheval figure un monstre épineux. (1er s.)
La Haute-Marne compte plusieurs villages et lieux-dits dont l’étymologie voire l’homophonie rappelle ce milieu qui a pu suggérer l’image du serpent : Sommevoire à proximité d’une source : la « Voire » elle même alimentée par un ruisseau appelé la « Vivoire ». La « Vingeanne » peut également être rattachée à cette dénommination. On trouve encore Vesvres-sous-Chalencey, Vesvres-sous-Prangey. (1).
Le serpent-vouivre, attribut des divinités des sources et cours d’eau.
Des divinités accompagnées de serpents ornent en Haute-Marne de nombreux sanctuaires antiques. A Sommerécourt (2) petit village bâti à proximité d’un affluent de la Meuse, le Mouzon, on découvrit en 1806 au fond d’un puits une intéressante statue de pierre. Elle représente une déesse mère : matrone assise en attitude bouddhique sur un coussin, portant de la main droite une corne d’abondance et de la gauche une corbeille garnie de fruits. Un serpent dissimulé partiellement sous ses vêtements l’entoure. Ce serpent qualifié de criocéphale car il porte une tête de bélier et accompagné d’esses appartient au bestiaire des Celtes. Le bélier symbolise la force génésique et ses cornes l’abondance. Cette association déesse mère – serpent-bélier illustre la puissance fécondatrice, la pourvoyeuse de vie, de renaissance.
Déesse au serpent de Sommerécourt. Le reptile criocéphale se croise au niveau du dos.
(Espérandieu 4839)
On retrouve cette composition de facture gauloise dans le dieu au serpent de Vignory. Un jeune personnage tient de sa main droite un serpent criocéphale. Sa tête est couronnée d’un ornement à trois pointes suggérant une divinité tricéphale chère aux Lingons. Vignory est un village bâti sur un affluent de la Marne, le Rigolot.
Le dieu au serpent de Vignory. (Musée de Langres). (Espérandieu 3219).
A Lantilly, village situé non loin de Montbard où huit sources se déversent dans l’Armançon, on exhuma près de la fontaine et non loin d’un oratoire antique une statue représentant un dieu dénudé en position assise. Sur ses genoux repose une grappe de raisin et il tient de sa main droite le cou d’un gros serpent bifide. (3) A Bourbonne-les-Bains, on découvrit dans le puisard sacré des eaux bouillonnantes deux têtes de serpents en bronze crêtés.
Le dieu au serpent de Lantilly. (Musée Autun). (Espérandieu 2332).
Là où l’on trouve une divinité au serpent, là circule un cours d’eau, jaillit une source ou s’écoule l’eau dans une fontaine.
La Vouivre et les pratiques cultuelles.
Maulain, l’antique Mediolanum, fut choisi comme centre territorial par les Lingons. Il correspondait à l’omphalos des Celtes d’Irlande. (4) En Grèce, derrière ce rocher se trouvait l’antre du serpent python ainsi que le trépied sacré sur lequel la Pythie prophétisait. Or, une curieuse pratique avait lieu chaque année au cimetière de ce village. Les pèlerins prélevaient un peu de terre là où avait été inhumée pensaient-ils, la mère de saint Félix patron de la paroisse. Cette terre avait la propriété de chasser les serpents. Pareille pratique avait lieu en Irlande ce qui prouve l’existence d’une coutume très ancienne probablement d’origine celtique voire pré-celtique liée à la fertilité du sol.
La tradition rappelle ces lieux anciens dans lesquels s’exerçaient des rites en lien avec le serpent-vouivre : Beaumont, Bretigny, Chaugey, Dijon (la Combe à la serpent), Gemeaux, Lantilly, Maulain, Moutier-Saint-Jean, Nuits-Saint-Georges, Saulx-le-Duc, Villey, Vitteaux, Vouécourt. Certains l’ont décrit portant sur la tête un diadème d’or orné de pierres précieuses ou d’une escarboucle posée sur le front. Le plus souvent, la vouivre dépose sa parure avant de s’ébattre dans l’eau de la fontaine. (5) Certains hommes téméraires ont essayé au péril de leur vie de lui ravir. Mais comme le dit si bien Bernard Clavel : « On ne gagne rien à convoiter pareille fortune. Mieux vaut un petit bonheur tranquille qu’une aventure où on risque de laisser sa vie ». (6)
J’ai trouvé une pierre en calcaire sur une rive du ruisseau « Montruchot » qui alimente le lac de la Liez non loin de Langres. Un serpent gravé repose sur une chimère aux pattes reptiliennes. Cet ensemble serpent – chimère – eau nous place au cœur des conceptions antiques relatives aux origines, à la « materia prima ».
Serpent du lac de la Liez. Période indéterminée.
Schématisation des différentes relations Divinité – Serpent – Eau. (7).
La Vouivre, une fée malfaisante.
Au 19ème s. on contait au Pays de Langres une triste légende liée à cet être aquatique. Non loin de la Tour de Navarre de la cité des Lingons existe une fontaine que l’on peut encore découvrir aujourd’hui. L’eau s’écoule dans une longue galerie souterraine voûtée et gagne la rivière la « Bonnelle ». Ce lieu depuis des temps immémoriaux appartient aux Fées. Ces êtres possèdent des pouvoirs redoutables que les humains ne soupçonnent pas. Mandola, jeune berger, se réjouissait de l’union imminente qu’il allait partager avec sa fiancée Cécile, du village de Buzon qui borde la cité. Alors qu’il gardait son troupeau à proximité de la fontaine, il ne put s’empêcher de regarder l’eau qui miroitait dans la vasque. L’une des trois fées prit la forme d’une sirène-ailée et lui tendit les bras. Enchanté, il ne put résister au charme maléfique. Cécile, inquiète de l’absence de Mandola, se rendit à la fontaine et trouva son fiancé hagard. Elle essaya en vain de lui faire recouvrer ses esprits. Il cria « Prenez garde, le dragon sort du gouffre, il ouvre sa gueule sanglante et enflammée... » Puis il disparut à jamais dans l’antre maudit. (8) Cette légende qui met en scène un souterrain, de l’eau, une vouivre, une fontaine et une jeune berger rappelle les innombrables récits venus de l’Inde, de la Perse, de l’Egypte, de la Grèce, de Rome, de la Gaule, des pays germaniques et scandinaves.
Représentation d’une Fée-Vouivre dans l’aqueduc de la « Fontaine aux Fées ». Langres.
Image de synthèse créée par James GONCALVES alias Hergosc.
La Vouivre et l’Initiation.
Mais au-delà de l’anecdote se cachent des réalités ésotériques profondes. Pénétrer dans l’antre c’est accepter l’Initiation qui permet à l’adepte de gravir les échelons allant de la connaissance des Mystères : de la vie, de la mort, des forces telluriques, des intelligences supérieures au développement des facultés transcendantes conduisant à l’Absolu. L’étymologie du mot « dragon » que l’on retrouve dans les langues indo-européennes elles mêmes isssues du sanscrit signifie « je vois ». Cette faculté symbolise la « vigilance implacable du Gardien du Seuil placé aux portes de l’Invisible ». (9) Le dragon-vouivre s’oppose vigoureusement aux efforts de l’initié. De ce combat féroce contre les forces mauvaises qu’il porte en lui-même, le héros doit sortir vainqueur. (10)
La Vouivre et les sauroctones.
Le dieu égyptien Horus à tête de faucon (dieu de la vie) monté sur un cheval terrasse à l’aide d’une lance le dieu Set (dieu de la mort) sous la forme d’un crocodile (monstre aquatique). Les sauroctones deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que s’étend le christianisme dans les territoires païens. Saint Georges, jeune cavalier chrétien, fut l’un des personnages emblématiques de la lutte contre les forces obscures incarnées en la Vouivre. Sainte Marguerite l’accompagne bien souvent dans les représentations tant lapidaires que picturales. Elle maîtrise l’animal en lui passant son étole au cou. On compte plusieurs dizaines de saint(e)s sauroctones. Citons simplement saint Michel, saint Clément, saint Victor, saint Marcel, sainte Marthe...
Horus cavalier (4ème s.). Musée du Louvres.
Aujeurres, village proche des sources de la Vingeanne, possède quatre lieux en lien avec la Vouivre.
L’église tout d’abord qui est placée sous le patronage de saint Didier. Evêque de Langres, il fait partie des saints céphalophores (qui ont porté leur tête après la décollation) et dont le culte est en lien avec l’eau des sources et des fontaines.
Puis la chapelle Saint-Georges édifiée autour du cimetière offre en façade un tympan représentant le saint tuant le dragon-vouivre et accompagné de sainte Marguerite.
La fontaine au centre du village ornée d’une superbe sculpture du monstre ailé. Dénommée la Fontaine de la Peûte Bête, elle fut réalisée en 1836 d’après les dessins de l’architecte langrois Onésime Luquet.
Enfin, le lavoir fréquenté autrefois par les lavandières est aujourd’hui orné d’une belle toile de Jean-Yves Texier qui représente saint Georges aux prises avec le dragon-vouivre. Toile illustrant la légende de la Peûte Bête de Jean Robinet.
La légende de la Peute Bête
La fontaine de la “Peute Bête” à Aujeurres : quoiqu’édifiée en 1837, cette fontaine représentant “un monstre vomissant l’eau de ses entrailles” suscite bien des interrogations... Une version ré-inventée par Jean Robinet ?
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Henri Vincenot a bien compris cette entité dans son roman : « Le pape des Escargots ».
Une phrase cerne toute la problématique : « Pourquoi les Saints-Michel transpercent le dragon de leur lance, sinon pour symboliser le contact du sanctuaire avec la Vouivre, ce courant tellurique qui affleure là, et pas ailleurs, pour le capter et en faire profiter les hommes ? » (11).
La Vouivre, objet du folklore.
A Langres, durant le Moyen Age et jusqu’au 18ème s., mais également dans d’autres villes telles que Reims, une fête populaire rassemblait la population le lendemain des Rogations. L’élément le plus impressionnant et attendu était le « Grand Bailla ». Un immense dragon-vouivre composé de charpentes d’osier et gonflé de paille, enrubané et paré de fleurs, était animé par des hommes cachés à l’intérieur. Il parcourait les rues de la cité en donnant des coups de queue au public, ouvrait la gueule afin de recevoir des friandises : galettes, sucreries... appelées « casse-museau ». Lorsque le monstre arrivait à la dernière station, les enfants le fouettaient et lui jetaient des pierres. Cette manifestation joyeuse semblable à celle de la Tarasque, de la Grand’Goule, du Graoully, servait d’exutoire. Dans certaines villes cette procession fut supprimée à cause des débordements qui se produisaient.
la Vouivre au 21ème s. mythe ou réalité ?
L’esprit scientifique qui se développe dans notre société tend à ne considérer la Vouivre que comme un mythe. L’eau n’étant plus qu’un matériau quelconque mis à la disposition de l’Homme. Cependant, une nouvelle discipline, la Géobiologie, établit un lien de causalité entre la santé des individus et le lieu où ils vivent. Je connais des lieux où il ne fait pas bon vivre : maladies, séparations, divorces, suicides... là où la Vouivre et ses ondes néfastes circulent. A l’inverse, je connais des lieux où des guérisons inexpliquées se manifestent. Là, jaillit une source miraculeuse.
La Vouivre telle qu’on peut l’observer au fond des gorges de la Vingeanne.
Conclusion.
La Vouivre représentait dès la Préhistoire l’eau chargée de l’énergie tellurique. Durant l’Antiquité, la statuaire l’associa aux déesses mères qui présidaient aux sources, fontaines et cours d’eau. (12) A l’arrivée du christianisme, la Vouivre sous la forme d’un dragon-serpent devint le symbole des puissances du Mal combattue par les sauroctones dont saint Georges. Au fil des âges, des manifestations profanes de type festif se subsituèrent aux pratiques religieuses, la Vouivre devint un objet du folklore. Actuellement, on comprend qu’il s’agit d’une force mystérieuse difficilement cernable mais bien réelle.
Notes et Bibliographie.
(1) Louis Richard & Alain Catherinet. « Le domaine des eaux dans la toponymie haut-marnaise ». Centre d’Etudes et de Recherches de Préhistoire Haute-Marnaise. 1997. p. 179.
(2) Noël Speranze. « A Propos des Reliefs de Sommerécourt ». 1963. Et Emile Jolibois. « La Haute-Marne ancienne et moderne ». Edit. F.E.R.N. 1971. p. 512.
(3) G.Perrot & S. Reinach. « Divinités gauloises au serpent ». Edit. E. Leroux. Paris. 1911. p.6 – 12.
(4) http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1930_num_74_2_75883 Communication « Omphalos » celtique et Mediolanum. Par M. L’abbé G. Drioux. 1930.
(5) Etienne Renardet. « Légendes, Contes et Traditions du Pays Lingon » Edit. F.E.R.N. 1970 p. 257- 268.
(6) Bernard Clavel. La Vouivre dans « Légendes des lacs et des rivières ». 1975.
(7) « Visite guidée dans les collections du Louvre par Marielle Pic, directeur du département des Antiquités orientales, et découverte des mythologies du serpent dans les mondes mésopotamien, perso-iranien et chypro-levantin. Dès l’Antiquité, le serpent fait l’objet d’un culte et se révèle selon les lieux, les époques et les circonstances, une puissance inquiétante ou protectrice... Il offre une iconographie riche et variée sur les nombreux objets trouvés lors des fouilles archéologiques en Orient... » https://www.youtube.com/watch?v=VLlrW1ZyULw
(8) Marcelle Richard. « Mythologie du Pays de Langres ». Edit. A . & J. Picard. 1970 p. 86.
(9) Henri Durville. « Sorts et enchantements, V, Le Dragon. Maître des Secrets. L’invisible et le Gardien du Seuil ». Hauts Enseignements Initiatiques. Perthuis. Edit. H. Durville. Paris (15è). 1981.
(10) Jacques Bochaton « Les fêtes indo-européennes leurs traces dans le Folkore ». Edit. Dominique Guéniot. 1994 p.118.
(11) Henri Vincenot. « Le pape des escargots ». Edit. Denoël. 1979. p. 90.
(12) Kintia Appavou et Régor R. Mougeot. « La Vouivre. Un symbole universel » Edit. Ediru. 2006.
Mise en ligne : James Goncalves.
Crédits photos : Jacques Bochaton.