« On sait l’attention qu’apportent aujourd’hui les géographes à ces unités territoriales qu’on appelle des pays. L’étude en est souvent délicate : il y a de vrais et de faux pays, ceux-ci ne correspondant le plus souvent qu’à des divisions historiques. D’où la nécessité de procéder à des enquêtes minutieuses. Lorsqu’il s’agit, comme c’est ici le cas, d’appellations populaires, c’est la tradition populaire et non pas les livres qu’il faut interroger avant tout. Dans ces quelques pages, on s’est proposé à titre d’exemple, et pour provoquer des recherches analogues, d’étudier un des noms de pays qui prêtent le plus à confusion, celui de Bassigny. Les Annales [1] reviendront sur cette question si importante des pays ; mais il convient de commencer par élucider quelques cas particuliers.
Qu’est-ce donc au juste que le Bassigny ?
La carte à 1 : 500 000 du Service géographique de l’Armée (feuille VI S. 0.), étend le Bassigny des environs de Bar-sur-Aube jusque près de Bourbonne-les-Bains. C’est le prolonger beaucoup trop loin vers l’Ouest. Dans son Dictionnaire géographique et historique de la Haute-Marne [2], Jolibois lui donne comme limites approximatives : Chaumont à l’Ouest, La Marche à l’Est, Neufchâteau au Nord et Langres au Sud.
Mais, dans le pays même, le nom de Bassigny s’applique à un territoire beaucoup plus restreint encore. On appelle ainsi la haute vallée de la Meuse, jusque vers Bourmont, c’est-à-dire jusqu’à l’endroit où la rivière s’engage dans les plateaux calcaires et aussi celle de son affluent le Mouzon, avant qu’il ait, lui aussi, pénétré dans le plateau [3].
Pour bien comprendre ce qu’on entend ainsi par Bassigny, il faut examiner la topographie et la géologie de la région. Nous sommes ici dans une des parties du bassin de Paris où le relief correspondant aux affleurements concentriques des couches géologiques est le mieux dessiné.
Lorsque partant de la vallée de l’Aube, de Bar-sur-Aube, par exemple, on va vers l’Est, on rencontre, avant d’atteindre Chaumont, une première ligne de crêtes calcaires [4] [5]. C’est celle qui se continue plus loin vers le Nord -Est sous le nom de Côtes de Meuse [6].
A son pied, une bande très étroite [7] de prairies marque l’affleurement des marnes oxfordiennes, qui, beaucoup plus étendu en Lorraine, correspond au pays de la Woëvre. Puis les calcaires reparaissent, formant le plateau de Chaumont [8], profondément entaillé par la Marne et la Suize. En continuant dans la même direction, on remonte, par suite du plongement général des couches vers l’W., jusqu’à une nouvelle crête, très boisée, constituée par les calcaires oolithiques [9]. C’est celle qui forme plus au Sud le rebord oriental du Plateau de Langres [10] et qu’on désigne souvent plus au Nord sous le nom de Côtes de Moselle [11]. Cette crête atteint presque l’altitude 500 m. (492 m. au dessus de Huilliécourt). Elle forme, par endroits, à sa partie supérieure, un véritable abrupt, mais elle est coupée, à mi-hauteur, par un ressaut [12] correspondant à une couche supérieure calcaire du Lias moyen, le reste de l’étage étant marneux. Ce ressaut [13] est intéressant à signaler ; de nombreux villages y sont établis, généralement à la naissance des petites vallées qui descendent vers l’Est, et c’est sur lui que passe la route de Langres à Neufchâteau. Au pied sont les marnes et les calcaires du Lias inférieur sur lequel coule la Meuse, à une altitude qui décroît de 340 m. au village de Meuse, à 314 m. en face de Bourmont.
En allant toujours vers l’Est, le pays se relève de nouveau et l’on rencontre les grès de l’Infralias, formant une terrasse très découpée par les rivières et presque tout entière occupée par des forêts. Cette terrasse atteint 482 m et se termine à son tour par un ressaut [14], au-dessus des marnes irisées et des calcaires coquilliers du Trias, qui se détachent eux-mêmes en relief au contact des grès bigarrés de la Vôge. Il y a donc entre les grands plateaux calcaires qui la dominent à l’Ouest et les terrasses qui lui succèdent à l’Est une dépression en grande partie marneuse, aux terres fortes, souvent humides, aux « terres froides », comme on dit dans le pays. Cette bande marneuse, c’est le véritable Bassigny, s’opposant nettement aux plateaux situés à l’Ouest et qu’on appelle « la Montagne », de sorte que Chaumont-en-Bassigny [15] n’est pas en Bassigny, ni même Is-en-Bassigny, qui serait tout au plus à la limite [16].
- Crédits: Lucien Gallois
- Le Bassigny et ses environs
Comment expliquer ces contradictions ?
Mr d’Arbois de Jubainville a fort bien montré qu’historiquement Chaumont n’était pas à l’origine dans le Bassigny [17]. Le nom de Bassigny, en latin Bassiniacum ou Basiniacum a une étymologie qui n’est pas douteuse. Il est formé, comme tous les noms analogues, si nombreux sur notre territoire, d’un nom propre d’homme Basinus et du suffixe acum désignant la possession, la propriété. Ce nom même de Basinus n’est pas romain, c’est la forme latinisée d’un nom barbare. Il y a toute apparence, puisque Bassigny ne désigne pas une localité déterminée, mais un territoire d’une certaine étendue, qu’il s’agit ici d’un comté, d’un ancien pagus gallo-romain qui eut pour chef, à une date incertaine de l’époque mérovingienne, un certain Basin. Les quelques textes où il est question de ce Bassigny primitif, s’accordent assez bien avec cette hypothèse. Le nom apparaît pour la première fois dans l’acte de partage du royaume de Lothaire II (870), reproduit par Hincmar dans les Annales de Saint-Bertin, mais Basiniacum figure seul dans ce passage, à côté d’autres noms de pagi, sans qu’on puisse savoir exactement à quel territoire il s’applique. Un peu plus tard, dans une charte de 892, on trouve un détail plus précis. Il y est question d’un village de Rançonnières (Ramsonariœ in pago Bassiniacensi). Voilà la mention certaine du pagus [18]. Rançonnières est un peu au Sud de la source de la Meuse ; les ruisseaux qui naissent sur son territoire coulent vers le Sud à la rencontre de l’Amance et de la Saône. C’est pour cette raison sans doute qu’on considère aujourd’hui Rançonnières comme n’étant plus dans le Bassigny [19]. En fait, si jamais ligne de partage des eaux a été sans importance dans le relief, c’est bien dans cette région de prairies, de cultures et de petits bois où l’on s’élève insensiblement jusqu’à plus de 400 m., mais où il faut d’abord quelque attention pour distinguer de quel côté vont les eaux. Plus au Sud, au Sud-Est surtout, le sol s’accidente rapidement, les vallées se creusent pour atteindre l’Amance qui coule à 250 m. environ. A Rançonnières, l’aspect n’a pas encore changé, c’est bien encore le pays de la haute Meuse. On peut même dire qu’en dehors des vallées on n’aperçoit pas, en descendant directement vers le Sud, de changement appréciable. La ligne du chemin de fer de Chalindrey à Neufchâteau traverse un pays qui présente partout la même physionomie.
Mais jusqu’où pouvait s’étendre l’ancien pagus du Bassigny ?
Les pagi de la Gaule mérovingienne et carlovingienne sont presque tous devenus des divisions ecclésiastiques. Or précisément dans cette partie orientale du diocèse de Langres, il y eut un archidiaconé du Bassigny, comprenant les deux doyennés du Bassigny ou d’ls-en-Bassigny et de Pierrefaite ou Pierrefitte (ce dernier comprenait la majeure partie du bassin de l’Amance). Le pagus s’étendait-il sur ces deux doyennés ou sur un seul ? Bien que nous ne puissions pas répondre avec certitude, puisque nous ne connaissons pas de pagus qui corresponde au doyenné de Pierrefaite, il est cependant probable que le pagus du Bassigny correspondait au seul doyenné de ce nom, car dans le diocèse de Langres, les autres archidiaconés, formés chacun de deux doyennés, portaient le nom de l’un d’entre eux [20]. On voudrait savoir quelles étaient exactement à l’origine les limites de ce doyenné du Bassigny ; lorsqu’on peut les fixer avec certitude, le doyenné d’Is comprend la haute vallée de la Meuse et aussi une portion assez étroite des plateaux calcaires situés à l’Ouest jusqu’à la Marne et même au delà [21]. Les divisions ecclésiastiques n’ayant jamais varié beaucoup, tenons pour assuré que le doyenné d’Is a dû comprendre de tout temps la région des sources de la Meuse, les environs d’Is et la vallée de la Traire [22] qui passe à Nogent, ancienne station romaine, et conduit à la Marne. Mais si ce Bassigny s’étendait à l’Ouest bien au-delà des terres fortes du lias, il ne les englobait pas toutes à l’Est ; la vallée du Mouzon restait en dehors, ainsi que Huilliécourt, Bourg-Sainte-Marie et les environs de Bourmont. Ces territoires faisaient partie de l’ancien diocèse de Toul et non plus de celui de Langres, et ces limites de diocèses, qui ont été probablement aussi celles des deux cités gauloises des Lingons et des Leuques doivent être fort anciennes [23].
Mais, quelles qu’aient été les limites des doyennés primitifs, Chaumont n’appartint jamais à une subdivision ecclésiastique ayant porté le nom de Bassigny. Mr d’Arbois de Jubainville a très clairement montré comment les petits comtés voisins (anciens pagi) de Bar-sur-Seine (Pagus Latiscensis ou Laçois), de Bar-sur-Aube (Pagus Barrensis ou Barrois) et de Chaumont (Pagus Boloniensis ou Bolonais), ayant été successivement englobés dans le domaine des comtes de Champagne, perdirent pour ainsi dire leur individualité. Leurs noms même disparurent : une confusion pouvait en effet s’établir entre le Barrois de Bar-sur-Aube et un autre Barrois, celui de Bar-le-Duc, bien vivant celui-ci, et qui s’étendait constamment vers le Sud. D’autre part, les anciennes capitales qui avaient donné leur nom au Bolonais et au Laçois, Bologne et la localité dont il ne reste que des ruines sur la colline appelée Mont Lassois par la carte d’Etat-major à l’Ouest de Châtillon-sur-Seine, étaient tout à fait déchues ; elles avaient été remplacées par les villes plus modernes de Chaumont et de Bar-sur-Seine. On comprend qu’une confusion ait pu se faire, et qu’on ait dit Chaumont-en-Bassigny, surtout si l’on remarque que le doyenné d’Is s’étendait non loin de là jusqu’à la Suize et qu’il était déjà, au XIIIème siècle, entamé par la conquête champenoise.
Dès lors, le nom de Bassigny va s’étendre encore davantage. Au XIVème siècle, Chaumont est devenu le siège d’un bailliage comprenant seize prévôtés. C’est ce qu’on a appelé quelquefois le Bassigny royal, parce qu’il se trouvait tout entier dans le domaine royal. Il comprenait des territoires qui n’avaient plus rien de commun avec le Bassigny. Au XVème siècle, lorsque le cardinal de Bar fit don de son duché à René d’Anjou, duc de Lorraine, il se divisait en deux parties : le Barrois mouvant, c’est-à-dire placé sous la suzeraineté du roi de France, et le Barrois non mouvant. Le premier comprenait les deux bailliages de Bar-le-Duc et de La Marche-en-Bassigny, d’où le nom de Bassigny mouvant donné au territoire de cette circonscription judiciaire. On disait aussi Bassigny non mouvant, ou lorrain, pour désigner le bailliage de Bourmont dont le siège était à la Mothe avant la destruction de ce château. Ce qui prêtait à la confusion, c’est que tous ces territoires étaient enchevêtrés les uns dans les autres.
On voit donc très bien comment d’un pagus on d’un comté mérovingien et d’une petite circonscription ecclésiastique le nom de Bassigny s’est étendu de proche en proche jusqu’à des territoires parfois assez éloignés. La question est parfaitement élucidée pour les historiens.
Elle ne l’est pas aussi complètement pour les géographes. Il ne semble pas, en effet, qu’il y ait jamais eu concordance absolue entre le pays actuel de Bassigny, véritable région naturelle, fondée sur la constitution géologique du sol, et aucune des divisions politiques ou ecclésiastiques qui ont porté ce nom. Le fait que notre Bassigny moderne est à cheval sur les deux anciens diocèses de Langres et de Toul suffirait à prouver qu’il ne peut correspondre à un ancien pagus. La conception d’un Bassigny région naturelle est, en réalité, tout autre chose. Il serait bien intéressant de savoir à quelle époque elle peut remonter.
J’en ai vainement cherché la trace dans les documents écrits. Est-ce à dire pour cela qu’elle soit moderne ? C’est peu vraisemblable, car les traditions populaires plongent très loin dans le passé, et la manière même dont le nom de Bassigny s’est étendu au voisinage du pagus primitif semble prouver que de bonne heure le nom n’était pas exclusivement réservé à ce territoire.
Si l’on veut bien comprendre en quoi consiste notre Bassigny actuel, il faut bannir de son esprit toute idée de division administrative : ce n’est pas, en effet, une division, c’est une dénomination. La différence est considérable, et nous ne la faisons pas assez, habitués que nous sommes, en géographie, à appliquer un nom à un territoire parfaitement défini. Ici, il est très remarquable qu’on désigne exclusivement par Bassigny les terres fortes, marneuses, ou les alluvions, par opposition aux terres légères du plateau calcaire. Le nom, emprunté à une division politique qui ne couvrait qu’une portion de ces terres marneuses, a fini par désigner une nature particulière de pays, bien que ceux qui l’emploient ne s’en rendent pas toujours bien compte, gênés par leurs habitudes d’esprit.
Il est très remarquable aussi que cette haute vallée de la Meuse ait un nom, tandis que les territoires voisins n’en portent pas ou sont désignés simplement par ce terme si fréquent « la Montagne ». Cet exemple prouve qu’il faut réagir contre la tendance que nous avons, toujours par suite de confusion entre les pays et les divisions politiques, à considérer notre territoire comme un damier dont chaque case doit porter un nom. On voit très bien, dans le cas qui nous occupe, comment l’individualité du Bassigny est apparue très nette entre les régions plus pauvres qui lui confinent à l’Est et à l’Ouest. Il a dû être habité et mis en valeur bien avant les plateaux qui formaient une forêt continue, d’autant que la haute vallée de la Meuse a toujours été le passage le plus commode entre la vallée de la Saône et celle de la Moselle. Une voie romaine, celle de Langres à Toul, suivait le Bassigny et de nombreux vestiges gallo-romains y ont été découverts [24].
Mais par là même qu’il était un lieu de passage, une ligne de communication entre les deux villes fortes des Lingons et des Leuques, on s’explique, lorsqu’il s’agit d’établir entre les deux cités des limites politiques qui ont dû varier avec le temps, que le Bassigny ait été coupé en deux. Il est d’autant plus intéressant de constater qu’en dépit des divisions territoriales, l’instinct populaire a maintenu l’unité de cette véritable région naturelle ».
Lucien GALLOIS.
Maître de Conférences de Géographie
à l’Ecole normale supérieure.
Article mis en ligne sur chemindeleau par Jean GALLIER.
Voyez ensuite : LE BASSIGNY d’AUJOURD’HUI