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Voyages hors du temps au Pays de Langres

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Publié le 21 septembre 2019 , par BOCHATON Jacques dans L’art et l’eau

Chaque année depuis 2011 les « Rencontres philosophiques de Langres » traitent un thème original. Celui de 2019 concerne le temps. Près de 9000 personnes viennent de la France entière durant une dizaine de jours pour mieux cerner ce sujet complexe. Afin d’établir une synchronicité avec cet événement, je vous invite à lire un extrait de mon ouvrage écrit en octobre 2000 et intitulé « Voyages hors du temps au Pays de Langres ». (1) Il s’agit de petits contes fantastiques dont les héros Ossian et Moïna investissent l’espace quelle que soit l’époque, une singularité de la théorie de la relativité ! J’ai choisi un exemple en lien avec ce site où ce n’est pas le temps qui modifie le chemin de l’eau mais l’inverse.


Le médaillon de Campanius

Lorsque César entre dans la « Cité fortifiée de l’Ours », (2) il comprend pourquoi les Lingons appellent ainsi leur capitale. Telle une tanière insaisissable, aménagée sur un épais éperon de calcaire et dominant la vallée où serpente « Dea Matrona », (3) Andematunum sert de refuge en cas de menace. Pour des motifs liés à la politique et à l’économie, les Lingons se rangent dès le début de la conquête aux côtés de l’empereur et deviennent de solides alliés de Rome. Des jeunes gens au tempérament fougueux et ivres d’aventure s’enrôlent dans les légions romaines. Ils vivent de dures épreuves, de merveilleuses découvertes, de profondes amitiés. La plupart trouvent une mort glorieuse aux combats. Quant à ceux que « Dea Fortuna » (4) protège, ils quittent l’armée au terme de leur long contrat, pourvus de droits importants telles que la citoyenneté romaine et la propriété d’un grand domaine agricole. Campanius est de ceux-là. Il s’installe au nord d’Andematunum, au carrefour de deux grandes voies romaines : Lugdunum-Treverorum et Nasium-Grannum. (5) Il gère à la perfection son exploitation en fournissant aux légions le froment et le fourrage. Bientôt, il devient l’homme le plus riche et le plus influent du « vicus ». (6) Afin d’asseoir sa notoriété et par goût du luxe, il se fait construire une somptueuse villa. Il confie les travaux à un architecte romain réputé de la Narbonnaise. Les murs en pierre de taille, cimentés à la chaux, forment des rectangles parfaits grâce à l’emploi du fil à plomb et de l’équerre. Le toit rouge vif composé de multiples « imbrices » et « tegulae » (7) dont la fabrication revient à la « Legio VIII Augusta », (8) attire le regard telle une intaille de cornaline sertie sur une bague. Les eaux de pluie tombent dans l’« impluvium » (9) aménagé au centre de la villa. Campanius soigne particulièrement la salle de réception.

Il exige la pose d’une vaste mosaïque dont les milliers de tesselles (10) noires et blanches dessinent d’harmonieuses figures géométriques, bordée de plinthes en porphyre verdâtre et d’un revêtement mural de stucs polychromes. Après plusieurs mois de durs labeurs les travaux s’achèvent. L’ancien légionnaire éprouve de la fierté en admirant sa villa. Elle concrétise à merveille sa réussite sociale et ses idées politiques. Pour honorer les dieux romains qui le favorisent depuis si longtemps, il leur érige un luxueux « fanum » (11) à quelques pas à l’ouest de sa demeure. Par des ouvertures aménagées, le soleil éclaire des dalles de marbre multicolores dont la provenance lointaine lui coûta plusieurs « aurei ». (12) A l’intérieur de la « cella » (13) reposent les dieux protecteurs choisis : Bacchus, le joyeux échanson ; Cérès, la protectrice des blés mûrissants ; Mercure, l’habile négociant ; Fortuna, la dispensatrice du succès et dans une petite niche, un magnifique médaillon en cristal de roche de Jupiter-Ammon, le grand régulateur des saisons. Ces divinités taillées dans la pierre représentent plus, aux yeux de Campanius, le pouvoir éternel que les dieux indigènes grossièrement ébauchés dans une souche d’arbre.

Malgré les vicissitudes du climat et les multiples dangers liés aux contingences politiques, des marchands courageux sillonnent la Gaule. La plupart remontent le Rhône et la Saône, s’affranchissent des droits de péage aux finages des différents territoires indigènes, louent des mulets ou des chevaux et vendent toutes sortes de produits. Ils s’arrêtent souvent chez Campanius, ce riche exploitant dont ses granges abondent en blé et sa bourse en deniers. (14) Ils l’appellent à ce titre le « maître des granges ». Ils lui livrent de hautes amphores d’huile d’olive et de vin importés d’Italie et d’Espagne, des coupes et vases en argile vernissée rouge portant le sceau des potiers de Lezoux (15) ou de la Graufesenque. (16) Les céramiques les plus luxueuses présentent des décors moulés en relief : motifs végétaux, scènes d’animaux sauvages, combats de gladiateurs, divinités... (17)

Lorsqu’il organise des banquets, le vin arrive dans la « tonne » d’Andematunum, une réalisation des Lingons, véritable foudre tiré par des mules. Les convives lui adressent les formules d’usage : « Vis longtemps ! », « Vis bien ! », « A notre brave armée ! », « A la santé de l’empereur ! ». Quant au maître de maison, il offre la première libation à Jupiter, « Ab Jove principium »... Les mets se succèdent dans une ambiance orgiaque : huîtres conservées dans les glacières, poissons frits arrosés de vin cuit, tétines et vulves de truies farcies, ventres de grives aux pignons, ragoût au fromage de la cité, gâteaux au miel et aux graines de pavot... Une troupe distrait les invités : danseuses, jongleurs, dresseur d’ours, poètes...

Chaque année, des garnisons prennent leurs quartiers d’hiver en Lingonie. Le pain constitue l’aliment de base des légionnaires. Campanius leur vend de la farine de toute première qualité. Ses affaires sont florissantes. Toujours avec la même détermination, il installe des thermes à quelques stades (18) de sa villa, en direction du soleil couchant. Les bains chauds et froids tonifient son corps. Les parfums rares venus d’Orient dans de minces flacons en verre bleuté et les vêtements cossus importés d’Italie le rapprochent du peuple roi tant convoité.

Certains hauts dignitaires lingons tels que Sabinus et les druides voient d’un mauvais œil les réalisations de Campanius. Selon eux, elles portent atteinte aux valeurs nationalistes et à la religion gauloise. Quant aux paysans qui travaillent les terres jouxtant sa propriété, ils ne partagent pas sa façon de vivre. Certes il honore des dieux dans un temple superbe, mais il n’accomplit aucun rite sacré au moment des labours, des semailles ou des récoltes. Il ne célèbre jamais les quatre principales fêtes gauloises : Imbolc, Beltaine, Lugnasad et Samain. (19) Mais ce qui inquiète le plus ces braves indigènes, c’est qu’il réussit à merveille ses fenaisons et ses moissons ! Les dieux romains sont-ils plus puissants que les dieux gaulois ?

Campanius regarde les derniers sillons se remplir de grains. Il voit tomber les « aurei » dans sa bourse. Un bruit étrange lui fait lever la tête. Une multitude d’oies sauvages piquent vers le Sud. Quoique non superstitieux, il ressent une inquiétude. « Déjà ! » dit-il. Quelques semaines plus tard, une vague de froid s’abat soudainement sur la région. Rapidement, des chutes de neige prennent le relais. Des chasseurs de sangliers signalent la présence de loups à proximité de plusieurs villages. Un orage de grêle frappe brutalement Andematunum. Des monstres horribles s’affrontent dans un ciel embrasé. Que se passe-t-il ? Pourquoi les dieux se montrent-ils si violents envers les Lingons ? Campanius est très inquiet, pas de moisson, pas de blé... Il implore les dieux romains. Il leur offre des sesterces (20) de la « Colonia Nemausus » (21) en les jetant dans le bassin sacré.

Les différents augures obtenus par les vates (22) conduisent tous à la même réponse : « les dieux gaulois sont bafoués par les dieux introduits par les Romains. Ils montrent ainsi leur mécontentement ». Le riche et puissant Sabinus réagit le premier. Il harangue la cavalerie lingonne en ravivant les exploits des héros dont le sang versé aux combats vivifie le sol de la patrie.
Campanius comprend que cette situation conduit à la guerre civile : les partisans de l’Indépendance d’un côté et les défenseurs de la « Pax Romana » de l’autre. Il sent l’hostilité croître à son égard. Une nuit, des bruits violents le réveillent. Une bande saccage son temple. Rassemblant ses serviteurs et ses chiens, il met rapidement en fuite les profanateurs. A la lumière des torches et des lampes à huile il découvre un affreux spectacle. Les statues des dieux gisent, mutilées, sur le marbre froid. Quant au précieux médaillon, il ne présente qu’une légère éraflure, un miracle !

Alerté par son état-major, l’empereur Vespasien dépêche quelques légions pour mater le soulèvement de Sabinus. La répression est d’autant plus terrible que les amis d’hier deviennent de redoutables ennemis. Les druides trépassent dans les « nemetons ». (23) Vaincu, Sabinus se réfugie dans une grotte, à proximité des sources présidées par « Dea Matrona ».

Campanius vit un cauchemar. Ses amis gaulois et romains s’entre-tuent. N’existe-t-il pas une issue favorable à ce conflit ? Pourquoi les dieux gaulois et romains s’opposent-ils si violemment ? Tourmenté par ces questions il ne peut trouver le sommeil. Il sort de sa villa. La lune éclaire généreusement la campagne endormie. Il marche d’un pas alerte pour lutter contre le froid vif et mordant venu de l’Est. Bien qu’il adopte pleinement les us et coutumes des Romains, il porte le cuculus, ce manteau en poils de chèvre muni d’un capuchon que confectionnent les tailleurs lingons. Il reconnaît que les Gaulois excellent dans ce domaine. De même il admire le savoir faire des tonneliers et des forgerons. Il met à profit l’invention gauloise de la moissonneuse que pousse un bœuf. Qu’attend-il de cette marche nocturne et solitaire ? Peut-être la lumière qui réconcilierait les dieux et les hommes. Arrivé au gué qui relie Saussey à Quetemaine, (24) il saisit son médaillon qu’il ne quitte plus depuis le saccage du temple et le lance dans le ruisseau en offrande aux génies aquatiques.

Aussitôt une forme féminine apparaît à la surface de l’eau. Elle tient dans sa main droite le médaillon. Quoique brave, Campanius ressent une étrange sensation, proche de la peur. Il prend l’initiative :
• « Qui es-tu ? » lance-t-il d’une voix autoritaire. L’inconnue lui répond :
• « Ne crains rien, je suis Belisama, la déesse des sources. »
Le maître des granges met un certain temps à réaliser l’événement. Il converse avec un divinité gauloise ! Il lui dit :
◦ « Que me veux-tu ? » La divinité lui répond :
◦ « Je sais que tu cherches le moyen de mettre fin au conflit qui ensanglante ta tribu. Je viens t’aider. »
La « Très Brillante », particulièrement honorée à Balema, (25) lui explique que les hommes ont tort d’opposer les dieux car seuls les noms dûs au langage changent. Puis elle le questionne :
◦ « Parle-moi de ce médaillon que je tiens. »
Campanius reprend son assurance coutumière et lui répond :

- « Cela remonte à ma campagne de Libye. Enrôlé dans la huitième légion j’ai traversé le désert brûlant pour atteindre le temple d’Ammonium. Son oracle est si célèbre aujourd’hui encore que les pèlerins risquent leur vie en s’embarquant sur la Mer Intérieure (26) ou en s’écartant des pistes qu’effacent les tempêtes de sable. Le grand Alexandre a lui même consacré de nombreuses offrandes au dieu d’Ammonium. »
Belisama lui demande un détail :
- « Tes souvenirs sont très précis. Te rappelles-tu l’oracle qui te fut donné ? »
Campanius lui répond :
- « Oui, les prêtres me le traduisirent : « Toi qui possèdes ce médaillon, jamais on n’oubliera ton nom ».
Belisama lui tend alors le médaillon et demande au vétéran de le lui décrire. Devant cette dame merveilleusement belle et à la voix si douce, le vétéran s’exécute :
- « Il représente une tête de face. Les traits épais et nobles du visage, les moustaches tombantes et la barbe bouclée caractérisent un dieu tutélaire. Chose curieuse, il porte à la hauteur de chaque tempe, une corne de bélier ».
Belisama l’interrompt et lui demande.
- « Sous quel nom désigne-t-on ce dieu ? »
Campanius n’hésite pas :
- « Les Libyens l’appellent Ammon, les Egyptiens Rê, les Grecs Zeus, les Romains Jupiter. »
Belisama conclut :
- « Tu vois, ces peuples reconnaissent, sous des noms différents, le Maître du Ciel. Pourquoi les Gaulois n’agiraient-ils pas de même ? Taranis, le terrible dieu céleste, n’est-il pas semblable à Jupiter, le dieu de la foudre et des éclairs ? Grannos, le dieu lumineux, célébré avec tant de faste dans le sanctuaire de « Grannum » (27) ne possède-t-il pas les mêmes attributs qu’Apollon ? »

Le raisonnement apparaît aussi clair que l’eau de roche. Tandis qu’il cherche une formule pour remercier la divivité des sources, celle-ci disparaît. Surpris, Campanius retourne à sa villa les yeux dans les étoiles. A la verticale du cromlech (28) qui jouxte Andematunum, il remarque un point lumineux comme une étoile qui s’élève dans le ciel sombre...

Le lendemain, muni de son médaillon sacré, il rencontre les hauts dignitaires lingons. Il leur révèle sa vision et le message divin. Ses propos sont tellement extraordinaires qu’ils semblent suspects. Pourquoi une divinité gauloise apparaîtrait-elle à un adorateur des dieux romains ? N’a-t-il pas été victime d’un enchantement ? Certes le message mérite attention mais vient-il des dieux ? Après une longue délibération le Conseil des Sages décide de pratiquer une ordalie.

Au jour fixé, l’aristocratie militaire se rend au grand complet à la piscine de « Borvona ». (29) L’ordalie consiste à déposer à la surface de l’eau bouillante une plaque de cire sur laquelle est gravé le message révélé par Campanius. Si la plaque reste à la surface le temps d’effectuer une circumambulation (30) cela signifie que Campanius dit la vérité, dans le cas contraire, il mérite la mort.

Campanius quoique sûr de ses propos appréhende ce moment. Existe-t-il vraiment un lien entre son témoignage et l’ordalie ? Le vate s’avance au bord de la piscine et pose délicatement sur l’eau la fine plaque. Le cortège forme une ronde autour du bassin et tourne lentement selon le sens de la marche du dieu soleil. Campanius regarde fixement la tablette qui flotte timidement. Son cœur bat à rompre. Tout à coup, une onde plus forte que les autres déséquilibre l’objet qui s’enfonce. Un silence de mort saisit les assistants. Campanius devient blême. Désemparé, il implore secrètement Belisama, la sublime déesse des ondes. Elle ne peut le trahir ! Soudain, un bouillonnement inattendu ramène à la surface la frêle plaque de cire. Au grand soulagement de Campanius, la ronde s’arrête.

On décide donc d’associer à chaque dieu gaulois son équivalent romain. Aussi vite que l’éclaircie succède au violent orage, les luttes cessent, la « Pax Romana » et la « Pax Deorum » (31) s’installent pour longtemps en Lingonie.

Lorsque Campanius quitta ce Monde pour l’Autre, on lui rendit un hommage solennel en donnant son nom à son village.

Epilogue : deux mille années plus tard, Andematunum, la belle cité des Lingons, porte le nom de Langres. Quant au village de Campanius tout près de Langres, il porte le nom de Champigny-lès-Langres. L’oracle d’Ammonium ne l’avait-il pas affirmé ?

En s’élevant à la verticale du cromlech, Moïna se demande si elle n’a pas trop outrepassé ses droits. Ossian qui a suivi toute la scène depuis Terra 25, planète située dans la constellation de la Grande Ourse, lui adresse un petit message : « Je te félicite ma chère Moïna. Je sais que tu possèdes toutes les qualités d’une déesse mais quand même... Belisama... »

Notes et Bibliographie :
1) Coloradoc. 21121 AHUY. Dépôt légal : octobre 2000. N° I.S.B.N. : 2-908904-59-4
2) Andematunum : Ande = élevé, matu = ours, dunum = lieu fortifié.
3) Matrona, déesse mère des eaux, a donné la Marne.
4) Déesse de la Fortune.
5) Lyon-Trèves, Naix-Grand.
6) Village.
7) Tuiles semi-cylindriques, tuiles plates à rebords.
8) Huitième légion d’Auguste.
9) Bassin recueillant l’eau de pluie.
10) Petits cubes en pierre. Dessin de cette mosaïque déposé au Musée de Langres.
11) Temple indigène.
12) Monnaies romaines en or.
13) Salle interne du temple.
14) Monnaies romaines en argent.
15) Sation de l’Allier réputée pour sa production en poterie sigillée.
16) Station de l’Aveyron réputée pour sa production en poterie sigillée.
17) Lire mon étude dans le bulletin de la Société Historique et Archéologique de Langres : SHAL n°332, 1998.
18) Le stade romain équivaut à 125 pas soit environ 184 m.
19) Lire mon ouvrage : « Les Fêtes Indo-européennes » p.126, 39, 153, 229-230. Ed. Dominique Guéniot 1994.
20) Monnaies romaines en bronze.
21) Colonie de Nîmes.
22) Prêtre gaulois responsable des augures.
23) Enclos sacrés des Gaulois.
24) Lieux-dits situés de part et d’autre du lac actuel de Charmes-lès-Langres.
25) Balesmes-sur-Marne.
26) Mer Méditerranée.
27) Grand dans les Vosges.
28) Mégalithes disposés en cercle. Ici, au sommet de la colline dite des « Fourches ».
29) Bourbonne-les-Bains.
30) Déplacement circulaire.
31) Paix romaine et Paix des dieux.
« L’ondine » au bord du lac de Charmes est une œuvre de James Goncalves alias Hergosc.
Texte de Jacques BOCHATON
Mise en ligne par James GONCALVES

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