« Figurez-vous une gorge étroite s’ouvrant dans la roche ombragée. A la naissance même de cette gorge s’élève la villa, copiée sur le modèle d’une des maisons de plaisance de la Corne d’Or. Les murs, les fenêtres tréflées, les balcons, sont tapissés de fleurs exotiques ; autour de la légère coupole du toit, les hirondelles se poursuivent avec des cris joyeux ; au-dessous des balcons, une source vive sort du rocher. A gauche un taillis, à droite la roche nue et chaudement colorée, prolongent en demi-cercle leurs lignes sobres et pures, qui coupent le bleu du ciel horizontalement et font penser aux paysages de l’Attique… Tout cela est splendidement éclairé, et pour rafraîchir les regards aveuglés de tant de clarté, partout dans le voisinage de l’habitation, un luxuriant épanouissement de feuillages verts et de fleurs, un parfum d’héliotrope et d’oranger, un bruit d’eaux vives et un mélodieux bourdonnement d’abeilles. Une royale fête des yeux ! »
En refermant le livre « Sous-Bois » [1] d’André Theuriet, je m’interrogeai sur la vraisemblance de ce récit, et sur la possible existence de ce jardin d’Eden. Je décidai aussitôt de marcher sur les pas de l’écrivain, en refaisant le trajet à pied depuis Auberive. En arrivant à l’endroit supposé, je ne découvris que ronces et épines, l’enchantement avait disparu. La mousse et le lierre avaient envahi les massifs de fleurs et les bassins. Depuis plus d’un siècle, cet endroit était voué à l’oubli. La nature avait recouvert de son lourd manteau ces jardins endormis, et rien ne paraissait pouvoir réveiller ce lieu étrange qui semblait ne jamais avoir existé.
A la façon d’une cité engloutie par les eaux, ce lieu était submergé par les outrages du temps.
J’étais, sans le savoir, dans les jardins de Girault de Prangey…
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HISTORIQUE
Qui connaît Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804-1892) et son œuvre ? La personne même de Girault de Prangey reste encore inconnue du grand public.
Le lecteur trouvera ci-après les principaux écrits et évènements consacrés à Girault de Prangey.
Pour avoir une rapide vue d’ensemble sur cet homme hors du commun, on pourra consulter une très bonne synthèse dans Wikipédia à l’adresse suivante :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Josep...
- Crédits: Musée des Arts et d’Histoire de Langres
- Joseph-Philibert Girault de Prangey
1879 - Lorsqu’il résidait à Auberive, André Theuriet (1833-1907) [2] a certainement fait la connaissance de Girault de Prangey. Il est tout à fait possible qu’ils se lièrent d’amitié, mais nous n’avons aucun témoignage, ni document, le confirmant. Toujours est-il qu’en 1879, André Theuriet transposa Girault-de Projet dans l’une de ses nouvelles « Le sang des Finoël » [3] sous le nom de « Paul la Morandière » (doc. ci-joint). Difficile de savoir quel niveau de fidélité accorder à ce portrait, mais le lecteur pourra se faire sa propre opinion avec la photo de Girault de Prangey reproduite ci-contre.
- Crédits: Musée des Arts et d’Histoire de Langres
- La villa de Girault de Prangey, appelée « La Folie-la-Morandière » par André Theuriet
Dans cette même nouvelle, André Theuriet nous fait une description émerveillée de la villa qu’il appelle « La Folie-la-Morandière » (Doc. ci-joint).
On peut penser que ce texte est romancé, mais il faut retenir l’enchantement qu’a ressenti l’auteur qui est tout à fait sincère. D’une façon générale, André Theuriet est un écrivain précis, méticuleux ; c’est un observateur. Dans ses œuvres, en dehors de l’intrigue proprement dite, les descriptions des lieux sont généralement fidèles. Ne pas oublier également qu’André Theuriet connaissait probablement Girault de Prangey, ce qui a pu lui donner le loisir d’observer les lieux. Si la description de la villa comporte une part de fiction, celle-ci ne peut qu’être mesurée, et il est peu probable que ce soit par ignorance de l’auteur.
1892 – Décès de Girault de Prangey, sans descendant, à Courcelles-Val-d’Esnoms. Celui-ci avait désigné comme légataire universel un cousin éloigné, Adrien de Tricornot [4].
1893 – Suite au décès de Girault de Prangey, Henry Brocard (1822-1903) [5] fait une communication à la Société Historique et Archéologique de Langres (Doc. ci-joint).
1902 – Décès d’Adrien de Tricornot à Courcelles-Val-d’Esnoms. Son fils Henri de Tricornot [6] hérite du domaine des Tuaires, au Val d’Esnoms, sur lequel était construite la villa avec ses jardins.
1914-1918 – Le conflit a certainement contribué à l’oubli de Girault de Prangey. La guerre avait accumulé les deuils et les ruines. Les héritiers n’ont pu conserver ni sa villa, ni ses jardins.
1915 - Henri de Tricornot décède sur le champ de bataille.
1920 - Le Comte Charles de Simony (1869-1952) [7], un lointain parent, rachète la propriété à la veuve d’Henri, Charlotte de Tricornot. En 2020, le domaine appartient toujours aux descendants de Charles de Simony.
1934 – Le Comte Charles de Simony fait une communication à l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon à propos de son lointain parent (Doc. ci-joint).
Le comte de Simony nous présente Girault de Prangey comme, il faut bien le dire, un misanthrope. Cette vision a été acceptée jusqu’à l’exposition de 1998 et même au-delà. Avant cela, les textes primitifs faisaient foi, et Girault de Prangey était connu, avant tout, pour ces daguerréotypes. C’est un raccourci, mais qui résume la situation. Depuis, les expositions, qui ont suivi, ont permis aux spécialistes de Girault de Prangey de le connaître à travers son œuvre globale, notamment d’orientaliste, d’archéologue, de peintre et de botaniste. Cette approche les a conduits à adopter une vision plus nuancée que celle laissée par le seul comte de Simony, qui a le mérite d’exister, mais qui reste unique.
1957 – Le journal « La Haute-Marne libérée » [8], publie un article intitulé « Dans les pas d’André Theuriet » pour le cinquantenaire de la mort de l’écrivain. Cet article, à travers les romans de l’auteur, retrace la vie de Girault de Prangey au Val d’Esnoms. L’article n’est pas signé mais, selon toute vraisemblance, certains détails et descriptions proviennent de Charles Collinot (1891-1963), un des gendres de Claude Blin, dernier jardinier de la Villa [9] (Doc. ci-joint).
1993 – Guy Durantet [10] publie une synthèse sur Girault de Prangey dans le journal « Vivre ici – Le journal de la Montagne » [11] (Doc. ci-joint).
1998 – Philippe Quettier [12] fait une publication dans le bulletin de la Société Historique et Archéologique de Langres (Doc. ci-joint). Cet article est en réalité le recueil de la mémoire de M. Robert Flocard (1905-1998). Nous savons très peu de choses sur ce monsieur Flocard, si ce n’est qu’il est né à Leuchey et qu’il a joué, enfant, dans les jardins de Girault de Prangey. C’est donc le seul témoin oculaire de la villa et des jardins qui nous ait laissé sa mémoire par écrit.
Cependant, si l’inventaire des lieux peut être considéré comme relativement fidèle, le plan des jardins, laissé par Robert Flocard (en annexe du doc. joint), ne résiste pas à un examen sur le terrain. Ce plan a été fait entièrement de mémoire et les échelles n’ont pas du tout été respectées. Le fait que ce plan ait été réalisé à l’encre, sur calque, induit une fausse impression d’exactitude dont il faut se défaire. Par conséquent, on ne retiendra que la description écrite en abandonnant le plan.
1998 – Première exposition consacrée à Girault de Prangey au Musée d’art et d’histoire de Langres, organisée par Philippe Quettier : « Girault de Prangey 1804-1892 ».
1998 - Edition du catalogue [13] de l’exposition par un collectif [14], sous le titre « Girault de Prangey 1804-1892 ». Ce catalogue retrace la vie peu banale de Girault de Prangey (archéologue, pionnier de la photographie, peintre…), ainsi que ses voyages en Espagne, Sicile, Afrique du nord et Moyen Orient, pour lesquels il est le témoin et rapporteur reconnu de l’architecture hispano-mauresque et arabe.
2008-2009 - Exposition au musée gruérien à Bulle en Suisse : « Miroirs d’argent : daguerréotypes de Girault de Prangey ».
2008 - Édition [15] par un collectif [16] du catalogue « Miroirs d’argent : daguerreotypes de Girault de Prangey ».
2011 – Exposition au Blanc (Indre) « Voyage en Andalousie mauresque ».
2011 – Édition [17] par un collectif [18] du catalogue « Voyage en Andalousie mauresque ». Cet ouvrage reproduit l’intégralité des planches des monuments arabes et moresques de Cordoue, Séville et Grenade, de Girault de Prangey.
2013 – L’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) publie « Le Caire dessiné et photographié au XIXe siècle » [19]. Cet ouvrage, grâce aux témoins oculaires de cette époque, apporte une vision architecturale inédite de cette ville, avant les transformations liées à la modernité. Sylvie Aubenas [20] nous décrit le rôle primordial qu’a joué Girault de Prangey par ces daguerréotypes et dessins.
2015 – Le site internet « Orion en aéroplane » publie sur son blog : « Girault de Prangey, un pionnier de la photographie » [21].
2015 – Publication par l’association « La Montagne » dans la collection « Pierres et Terroir » d’un opuscule consacré au Val d’Esnoms [22] intitulé « L’esprit du Val d’Esnoms ». Un article, écrit par Denise Denisot, est consacré à Joseph-Philibert Girault de Prangey.
2017 - Olivier Caumont [23] publie un article "Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804-1892), voyageur, illustrateur et éditeur d’art : technique de production des images, du dessin à la photographie", dans « Art et artistes en Haute-Marne XVe-XIXe siècle » [24].
2017 – Le journal [25] « La Voix de la Haute-Marne » dans sa rubrique « Les aventuriers de la Haute-Marne » publie, sous la plume de Michel Thénard, un article intitulé « Girault de Prangey, aux couleurs de l’Orient » (Doc. ci-joint).
2019 – Exposition au Metropolitain Museum of Art (Met) de New-York : « Monumental journey : The Daguerreotypes of Girault de Prangey ».
2019 - Édition [26] par un collectif [27] du catalogue « Monumental journey : The Daguerreotypes of Girault de Prangey »
2020 - Nouvelle exposition organisée au Musée d’art et d’histoire de Langres par Olivier Caumont : « Girault de Prangey - Mille et un Orients ». Il est prévu que cette exposition soit reconduite en 2021.
Le visiteur pourra y voir, notamment, trois plans des jardins de la main même de Girault de Prangey. On ne pourra qu’être étonné de la minutie et de la précision dont celui-ci faisait preuve pour aménager ses jardins. Si le mot paysagiste n’existait pas à l’époque, il fut, à n’en pas douter, un botaniste averti.
Allez voir cette exposition, vous y découvrirez un personnage hors norme, aux multiples facettes, qu’il est difficile de cerner tant son éclectisme fut débordant.
La vidéo de FR3 (ci-dessous), vous donnera un rapide aperçu de cette exposition, ainsi que l’envie d’y aller.
2020 - Edition du catalogue [28] de l’exposition par un collectif [29], sous le titre « Girault de Prangey - Mille et un Orients ». Ce catalogue contient un très grand nombre de documents inédits, jusque-là inconnus des organisateurs de l’exposition. Il constitue, à ce jour, la référence sur Girault de Prangey.
2020 – A l’occasion de l’exposition au musée de Langres, le journal « Le Monde » publie, sous la plume de Lucien Jedwab, « Joseph Philibert Girault de Prangey, du Grand Tour en Orient à son jardin du pays de Langres ». [30]
2020–2021 - Exposition au musée d’Orsay à Paris « Girault de Prangey photographe (1804 – 1892) ».
2020 - Édition du catalogue [31] de l’exposition par un collectif [32], sous le titre "Girault de Prangey photographe".
LES JARDINS DE GIRAULT DE PRANGEY
Disons le tout de suite, il est impossible pour nos contemporains de se représenter ce que furent les jardins de Girault de Prangey au XIXe siècle. Sans la lecture d’André Theuriet (« Sous-bois » et le « Sang des Finoël »), comment imaginer toute la beauté et la luxuriance de ces jardins ?
Lorsque Robert Flocard a joué, enfant, dans la propriété - approximativement pendant la période 1910/1919 – celle-ci n’avait déjà plus l’éclat qu’elle avait du vivant de Girault de Prangey. Mais la description qu’il nous a laissée, à travers Philippe Quettier, peut être considérée comme un inventaire relativement fiable, même si son plan des jardins doit être écarté.
- Crédits: Musée des Arts et d’Histoire de Langres
- La villa de Girault de Prangey au Val d’Esnoms
Ces quelques lignes sont insuffisantes pour exprimer toute l’exubérance de ces improbables jardins éphémères. La combinaison des plantations et des jeux d’eau en faisait un ensemble unique, sans équivalent parmi les jardins romantiques du XIXe siècle.
Dans le catalogue « Mille et un Orients », les articles « La villa des Tuaires » [33], et « Le jardin de la villa des Tuaires » [34], ainsi que les nombreuses photographies, donneront au lecteur une idée plus précise de l’ampleur et de la richesse de ces jardins.
Aujourd’hui, sous la mousse et le lierre, on peut retrouver, grâce à la description de Robert Flocard, l’emplacement de plusieurs vestiges, mais ceux-ci (massifs, bassins, serres, allées, murets…) sont, pour la plupart, dans un état irréversible.
- Crédits: Jean-Yves Bidaut
- État actuel des jardins et de leurs terrasses
- Crédits: Jean-Yves Bidaut
- État actuel du jet d’eau et de son bassin
Ne parler que des jardins, sans évoquer leur emplacement, serait une erreur impardonnable. Le site naturel, dans lequel ont été aménagés ces jardins, est absolument remarquable. Il s’agit d’un terrain en déclivité, étagé en terrasses, dans un cirque sauvage délimité par la falaise bordant le Plateau de Langres. Le regard découvre les Vosges, le Jura et les Alpes par temps clair.
On peut parler ici de « jardins suspendus », au même titre que pour les jardins de Bourmont et de Cohons. Ces trois sites ont comme caractéristique commune d’appartenir à la période romantique haut-marnaise du XIXe siècle. Pourquoi haut-marnaise ? Parce que sans le relief du Plateau de Langres, ces jardins n’auraient jamais existé. A cela s’ajoute, dans les trois cas, l’utilisation généralisée de la pierre sèche calcaire pour constituer les terrasses.
Autre point remarquable : le climat. La configuration de ce site au pied de la falaise, en demi-arc de cercle, le protège des intempéries et des mauvais vents qui soufflent sur le plateau. La falaise elle-même joue, certainement, un rôle d’accumulateur de chaleur qu’elle restitue l’hiver. Toutes ces conditions ont permis à Girault de Prangey d’arborer ses jardins avec des plantes exotiques impensables ailleurs en Haute-Marne.
DU SOUVENIR A LA REALITE VIRTUELLE
Les moyens modernes en technologie numérique nous permettraient de réaliser une modélisation 3D à partir des documents que nous possédons.
C’est assurément le moyen le plus pragmatique que l’on pourrait utiliser pour faire connaître ces jardins. Nous pouvons aujourd’hui concevoir, de façon virtuelle, une représentation extrêmement proche de la réalité, à partir de plusieurs sources d’informations.
• L’inventaire de Robert Flocard transcrit par Philippe Quettier.
• Les plans que nous a laissés Girault de Prangey.
• Les photographies d’époque.
• Les nombreux documents acquis par le musée de Langres.
Cependant, cette modélisation devra être précédée obligatoirement par un relevé topographique minutieux, compte tenu de la forte déclivité du terrain et des aménagements qui en résultent.
Cette modélisation serait la suite logique à l’exposition actuelle au musée de Langres, et permettrait la reconstruction virtuelle du site, pratiquement à l’identique.