Je suis assise à la grande table à laquelle je donne mes cours d’allemand. Sous moi, le bief ; par les larges baies vitrées, je le vois attendre entre les bâtiments. Il s’y est fait. L’eau est impassible, et pourtant, là-bas, la haute chute du barrage ne cesse de dérouler son large ruban. Même fenêtre ouverte, je n’arrive pas à percevoir le grondement de la cascade : le suffoquement régulier des presses, le battement saccadé des pièces dans les tambours de sablage le couvrent.
Je me suis presque faite au tremblement qui ébranle le site jour et nuit, à cette table en perpétuel mouvement qui donne parfois le mal de mer quand on doit fixer une page. C’est le battement de cœur des forges, leur pouls. Cet incessant séisme n’est plus perçu par ceux d’ici que lors de son absence. Quand le cœur ne bat plus, l’usine est morte.
Accoudée à la fenêtre, un mot me traverse l’esprit. Les larmes de rivière. Je ne pense pas à ici, à ces eaux épaisses, verdâtres, chargées, où se complaisent cependant des colverts, quelques ragondins, d’énormes carpes et de fins poissons bleu métallique que je peine à voir depuis mon étage.
Les larmes de rivière. Seule la source a des larmes. Elle naît à quelques centaines de mètres de chez moi, comme tant d’autres. Quand elles ne sont pas emprisonnées par des drains, les sources d’ici ne ressemblent en rien à l’image qu’on se fait d’une source. La source de la Traire est l’une des dernières qui aient le privilège de naître sans prison. Ce n’est pas une source abondante et spectaculaire, ce sont, comme les larmes sur les joues, des centaines de menus filets perlant imperceptiblement du moindre trou de souris et se rejoignant entre les aulnes. Les larmes de rivière, ce sont aussi toutes les perles de rosée du matin, toutes ces menues gouttes de pluie qui s’accrochent, peine perdue, à l’arête d’un brin d’herbe, avant de ruisseler dans la prairie. La pente et la pesanteur ont raison de leur résistance.
L’œil suffit rarement à trouver le véritable point d’où l’eau sourd. Il faut écouter. Le chant de la source est un mélange de pétillement et d’un tapotement régulier semblable à celui de la bruine sur les feuilles. Par endroits, d’étranges gargouillis, le sifflement de l’eau entre les racines des herbes créent un concert que chaque pas module. Chaque pas module aussi l’eau, bouchant plus ou moins durablement un trou, en réveillant un autre. Malgré moi, je joue de la source. Mes semelles activent le pédalier d’un orgue mi-tellurique, mi-aquatique.
Les sources de la Traire, c’est aussi l’une de mes plus étranges expériences avec un animal. Un petit printemps, j’étais avec mes fils, tout jeunes encore, en quête de cette multitude de sources, de sons, en quête du parfum d’argile mouillée et d’herbe renaissante. On m’avait toujours dit que les grenouilles entraient dans les sources en hiver. Je voulais bien le croire, mais j’avais du mal à me le représenter. À la sortie de l’un des trous de souris, l’une d’elles semblait piégée. Elle s’était enfoncée, petite encore, à l’automne, avait dormi. Pas l’herbe, dont les racines avaient emprisonné puis garrotté l’une de ses pattes. Au-delà du garrot, la croissance avait cessé. Nous l’avions délivrée et lui avions offert quelques courts jours de survie à l’abri des prédateurs.
Les larmes de rivière coulent sous moi, immobiles d’apparence, mais assez fortes et nombreuses pour entretenir le large ruban. Chacune des gouttes passant ici n’est autre que l’une de ces larmes à la dérive. Elles auraient sans doute aimé rester là-bas, aguichant le petit jour à la marge des feuilles. Elles alimentent le flot opaque qui va se briser au pied des vannes.
Je sais où elles vont, je ne le leur dis pas.
Je suis accoudée à la fenêtre, regardant l’eau partir. On ne se lasse jamais de l’eau. Des pas dans le couloir. De quoi meublerais-je mes pauses, si je n’avais la rivière sous mes fenêtres ?
Mis en ligne par Annita Fourtier.
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