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LE MIROIR DE L’EAU

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Publié le 12 septembre 2015 , par GALLIER Jean dans L’art et l’eau

Dans l’histoire de l’humanité, l’Homme a commencé à voir à quoi il ressemblait avec son reflet dans l’eau. Mais, avait-il conscience que ce reflet était à l’envers et que l’image, qu’il regardait, n’était pas tout à fait la sienne ?


L’HISTOIRE DU MIROIR

Avant d’approfondir la question du reflet, il ne faut pas oublier tous les matériaux que l’Homme a utilisés, au cours de son histoire, pour passer de l’eau, au miroir en verre, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Sur plusieurs millénaires, le miroir a commencé avec la pierre polie puis, avec différents métaux, au fur et à mesure de leur découverte. Nous n’aborderons pas cette évolution technique dans cet article et nous renvoyons le lecteur aux nombreux ouvrages qui traitent de ce sujet.
On trouvera également une excellente synthèse dans Wikipédia [1].
Le but de cet article est simplement de montrer que miroir et eau obéissent aux mêmes lois optiques qui peuvent se résumer sous l’appellation « effet miroir », que ce soit celui de l’eau ou celui d’une glace.

L’INVERSION DE L’IMAGE PAR LE REFLET

Nous avons tous constaté qu’un miroir inversait notre image. Ainsi, lorsqu’un homme se coiffe en voulant faire sa raie à gauche, le personnage dans le miroir s’obstine à faire sa raie à droite. De la même façon, si vous portez votre montre au poignet gauche, le même personnage, en face, la portera sur le poignet droit. Bien que ce constat soit connu, il est passé dans l’inconscient et, ne nous procure, à priori, pas de difficulté particulière au quotidien.
Aussi, passons à une expérience un peu plus significative qui peut nous poser problème. Tenez un journal devant vous et placez-vous devant une glace. La personne, dans le miroir, a toujours un air de famille avec vous, mais le journal est totalement illisible. Ici, l’effet miroir devient carrément gênant. Après ce petit rappel sur le reflet de notre propre image, qu’en est-il lorsque nous voulons observer autre chose que nous-même avec un miroir ? Le résultat est exactement le même. Par exemple, vous n’arriverez pas à lire un panneau indicateur dans le rétroviseur de votre voiture.

Pour en revenir à l’eau, lorsque nous sommes au bord d’un lac, les montagnes ou les arbres d’en face se reflètent à l’envers, de haut en bas, car ici, le miroir de l’eau est horizontal (voir exemple ci-dessous).

Crédits: B.Degoy
Reflet sur le lac de Charmes

Bien évidemment, à travers chaque époque, les peintres et les photographes s’en sont donnés à cœur joie pour capter ce type de reflet dans l’eau, car une inversion de haut en bas est plus spectaculaire qu’une inversion de droite à gauche.
A noter que si nous voulons voir notre propre reflet dans l’eau, nous devons mettre notre visage à l’horizontal, de façon à ce qu’il soit parallèle à la surface de l’eau et, dans ce cas, nous revenons à une inversion droite-gauche.

SE VOIR AUTREMENT QUE PAR LE REFLET

Jusqu’ici, tous ces constats ne nous disent pas comment nous voir nous-mêmes, tels que nous sommes, c’est-à-dire tels que les autres nous voient dans la réalité ! Pour ce faire, l’homme a essayé de passer par différentes techniques, autres que le reflet.
Il y a d’abord eu la sculpture. Si un sculpteur fait votre buste, il le fera fatalement à l’endroit. Après, toute la ressemblance viendra de l’habileté de celui-ci à manier le burin.
Même chose avec la peinture. Votre portrait sera bien à l’endroit, mais la réalité du trait sera dépendante du maniement du pinceau et du choix des couleurs (sans même parler de la représentation des ombres).
Historiquement, la sculpture fut plus facile à mettre en œuvre que la peinture, à en juger par ce que nous ont laissé les égyptiens qui ne pouvaient pas représenter un visage en trois dimensions, c’est-à-dire autrement que de profil.
Un ou deux millénaires plus tard, au Moyen-Age, les représentations picturales du visage restaient encore imparfaites. Ce n’est vraiment qu’à la Renaissance que, la peinture des visages en trois dimensions, arriva au sommet de son art (inutile de citer les grands maîtres flamands et italiens de cette époque).

Enfin, au XIXème siècle, arriva la photographie. « Petite » révolution qui ne s’est jamais arrêtée, depuis l’argentique jusqu’au numérique.
Aujourd’hui les téléphones, pardon, les smartphones, prennent des photos d’une qualité encore impensable il y a seulement 10 ans.
La photographie fut une révolution dans le sens où elle nous représente tels que nous sommes, à un coût accessible à tous, ce qui est loin d’être le cas pour la sculpture et la peinture.
On pourra rétorquer, à juste titre, que la photographie reste une image différée.
Alors, existe-t-il une solution pour se voir à l’endroit en temps réel ? Aujourd’hui, il existe une mode consistant à se prendre soi-même en photo (que l’on appelle « selfie »), avec son smartphone, mais personne n’a remarqué que l’image, apparaissant à l’écran placé en face de soi, était à l’envers [2]. Heureusement, après la prise de la photo, l’image enregistrée est remise à l’endroit mais il s’agit, encore une fois, d’une image différée.

Il reste la solution du caméscope, orienté vers vous et branché sur votre téléviseur, ou sur votre écran d’ordinateur. Ainsi, vous vous verrez à l’endroit, en mouvement, et en temps réel.
Cette dernière méthode est quand même un peu sophistiquée ; peut-on faire plus simple ?

COMMENT VOIR NOTRE IMAGE A L’ENDROIT PAR LE REFLET ?

Nous avons rappelé précédemment qu’un reflet inversait une image. En toute logique, un deuxième reflet devrait retourner à nouveau cette image, ce qui devrait permettre de remettre celle-ci à l’endroit !
Eh bien oui, c’est aussi simple que cela.
Allons directement au fait. Prenez deux miroirs, mettez les devant vous en formant un dièdre à angle droit (voir schéma ci-dessous).

Crédits: Jean Gallier
Le reflet à l’endroit

Observez bien votre image, elle est à l’endroit. Si vous n’êtes pas convaincus, refaites l’expérience du journal avec cette nouvelle configuration !
Enfin, nous y sommes arrivés, uniquement par l’effet miroir !

LE SYMBOLE DU MIROIR

Jusqu’à maintenant, nous avons abordé les propriétés du miroir, de la sculpture, de la peinture et de la photographie. Il faut aussi considérer comment la littérature a pris à son compte le reflet ou l’effet miroir.
Dans ce domaine se sont surtout les poètes qui se sont appropriés ce thème, que ce soit pour le reflet de la nature, de la personne et, très souvent, de façon métaphorique, pour le reflet de l’âme humaine.
Il serait vain, ici, de vouloir citer tous les poètes qui on écrit sur le sujet. Plusieurs ouvrages pourraient leur être consacrés ; citons néanmoins quelques monographies et publications intéressantes :
- « Le thème du miroir dans le symbolisme français » par le Professeur Guy Michaud [3].
- « L’image du miroir chez quelques poètes italiens et français de l’âge baroque » par Cécilia Rizza [4].
- « Le miroir, symbole des symboles » par Robert-Régor Mougeot [5].
- « Histoire du miroir » par Sabine Melchior-Bonnet. Préface de Jean Delumeau [6].
Dans cet article, je vais me limiter à mentionner les thèmes les plus connus.

Le poète latin, Ovide [7], est sans doute le premier à nous rapporter le mythe grec de Narcisse [8], ce jeune homme qui, selon la légende, tomba amoureux de son image, ou plus exactement de son reflet mais, la légende ne dit pas si le reflet était plus flatteur que l’original ! Ovide n’est pas l’auteur de cette légende, mais seulement son rapporteur. Il s’est inspiré d’une longue tradition orale [9] de la Grèce Antique.
Depuis, de nombreux spécialistes, jusqu’à nos jours, se sont penchés sur l’origine et la signification de ce mythe. L’objet de cet article n’est pas d’y revenir, mais on notera que le mythe de Narcisse est maintenant entré dans l’imaginaire collectif. Ainsi, le qualificatif de narcissique traduit bien la situation d’une personne qui s’imagine être comme son reflet, et non pas comme les autres la voient. La dualité, entre reflet - ou image de soi - et la perception que les autres ont de nous-mêmes, n’a pas fini de poser des problèmes aux écrivains et aux psychologues.
Notons ici que la plupart des poètes, qui ont traité du reflet ou de l’effet miroir, sont entrés largement dans le domaine de la psychanalyse, sujet que nous ne pouvons pas aborder dans cet article.

Crédits: Michelangelo Carravaggio dit Le Carravage
Narcisse - Rome - Galerie Nationale

Pour venir sur des poètes plus récents, il est impossible de ne pas mentionner « Le cerf se voyant dans l’eau » de Jean de La Fontaine [10]. Je laisse le lecteur découvrir cette fable [11] que je ne recopie pas, me contentant seulement de reproduire les deux vers de la morale qui résument tout :

« Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l’Utile ;
Et le Beau souvent nous détruit ».

Crédits: Jean-Baptiste Oudry
Le cerf se voyant dans l’eau - Versailles (musée national du château et des trianons)

Le mythe de Narcisse n’est pas loin. Le reflet incite l’individu à se flatter et à se tromper sur lui-même.
« Le miroir ferait bien de réfléchir avant de nous renvoyer notre image » comme l’a très bien dit Jean Cocteau. Ainsi le miroir, ou le reflet, serait-il toujours flatteur et donc, trompeur ?
Il y a cependant une exception à la règle, et non des moindres, que nous connaissons tous, il s’agit du conte de « Blanche-Neige » des frères Grimm [12]. La méchante reine a beau interroger à l’envi son miroir pour lui demander qui, d’elle ou de Blanche-Neige, est la plus belle, le miroir répond la vérité de façon imperturbable.
Bien sûr il s’agit d’un conte, mais celui-ci reste exceptionnel car il va à l’encontre de l’effet narcissique induit par le miroir (et qui aurait fait tant plaisir à la marâtre), ce qui en fait une œuvre tout à fait à part dans la littérature ayant trait au reflet du miroir.

On pourrait citer de multiples autres exemples mais une question reste toujours en suspend : combien de poètes et lesquels, se sont penchés sur l’inversion du reflet ?
Il est impossible de répondre à cette question de façon exhaustive.
Pour ma part, il me revient en mémoire le poème très connu des « Fleurs du mal » de Charles Baudelaire, intitulé « le Poison ». Je rappelle brièvement les 3 thèmes traités par Baudelaire dans ce poème. Il identifie en 4 strophes [13] les 3 poisons de sa vie : le vin, l’opium et les femmes. Voici la troisième strophe, consacrée à l’une de ses muses, Marie Daubrun [14].

« Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers. »

Ici, Baudelaire ne se voit pas dans un miroir ordinaire, mais dans les yeux verts de Marie Daubrun.
Se voir dans les yeux d’une autre personne est un thème récurrent en littérature. La nouveauté, apportée par Baudelaire, est que les yeux sont ici, d’entrée, assimilés à l’élément liquide de l’eau, avec les expressions suivantes : découle – lacs – désaltérer - gouffres amers [15].
De même, Baudelaire insiste beaucoup sur le fait que les yeux de Marie Daubrun soient verts pour faire immédiatement le rapprochement avec la couleur des lacs.
Maintenant, considérons le vers le plus troublant :

« Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…. ».

D’autant que ce vers se termine volontairement par trois points de suspension !
Comment expliquer cette expression « à l’envers… » ?
Il serait malvenu, dans cet article, de prêter des intentions à Baudelaire, que nous ne connaîtrons jamais. A l’inverse, on aurait tort de penser que Baudelaire ignorait l’inversion du reflet. Par conséquent, cette expression « à l’envers… », qu’elle ait été écrite consciemment ou guidée par l’inconscient, est, de toute façon, dans ce poème par la volonté de son auteur. A chacun de lui attribuer la signification qu’il perçoit, comme la plus pertinente.
Si un spécialiste de Baudelaire lit cet article, nous comptons sur son éclairage pour dissiper nos conjectures.
Avant de quitter Baudelaire, notons une forte similitude avec un autre de ses poèmes, sur un thème très différent : « l’homme et la mer ».

« Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait, quelquefois, de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage ».

On y retrouve « le gouffre amer », associé, ici, au verbe « plonger ». On voit apparaître également deux nouveaux mots clés pour nous : « miroir » et « image ».

ÉPILOGUE

Cet article est arrivé à sa fin, en espérant qu’il suscitera de nombreuses réactions de la part des lecteurs, sur le FORUM situé à la fin.
Je terminerai simplement en recommandant la lecture de « L’Eau et les Rêves » [16]
de Gaston Bachelard [17] et, de prendre quelques minutes pour lire le poème « Le miroir et l’eau » de José Ramon Ripoll [18] en cliquant sur le lien ci-dessous.

José Ramon Ripoll - Le miroir et l’eau - Carnets de Poésie de Guess Who

Notes :

[2Avis personnel : je ne pense pas qu’il s’agisse d’une erreur de conception de la part des constructeurs, mais bien d’une volonté délibérée de donner, en mode « selfie », une image identique à celle que renvoie un miroir, de façon à ne pas déstabiliser la personne qui s’auto-photographie.

[5Editions du COSMOGONE – octobre 2011

[6Editions IMAGO – 1994 – 2015

[10A l’école primaire, nous avons tous ânonné les fables de La Fontaine. C’est vraiment faire peu de cas de cet immense auteur qui mériterait d’être étudié dans les classes supérieures. Dans le journal « Le Point » du 23 juillet 2015 n°2237, François-Guillaume Lorrain consacre un article de 16 pages à Jean de La Fontaine, que je recommande absolument. Il n’hésite pas à titrer : « La Fontaine, le plus moderne des philosophes ». On ne peut pas mieux rendre hommage à Jean de La Fontaine en le faisant entrer parmi les plus grands philosophes des temps modernes.
Pour en savoir plus : lire « Le Poète et le Roi, Jean de La Fontaine en son siècle » de Marc Fumarolli de l’Académie Française, considéré comme le meilleur spécialiste de La Fontaine. Il vous fera découvrir le sens caché des fables.

[11Pour lire la fable complète, je conseille d’aller sur le site [http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/cerfdeau.htm], qui donne, par des renvois, une explication de texte.

[12Jacob et Wilhelm Grimm.

[13En fait, ces strophes sont des quintils comportant 5 vers sur 2 rimes ; forme assez rare en poésie.

[14A l’époque de Baudelaire, Marie Daubrun était une actrice célèbre et fort courtisée.

[15On notera que l’expression « gouffres amers » est utilisée également par Baudelaire dans deux autres de ses poèmes : « L’albatros » et « l’homme et la mer », ce qui confirme, sans aucun doute possible, l’assimilation de l’eau à un gouffre et réciproquement.

[16« L’eau et les rêves » de Gaston Bachelard - Le livre de poche 1993 (publication de 1942).
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Eau_et_les_R%C3%AAves

Dans le glossaire :
Imagos   potentiel hydrogène

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